“Un Juif pourrait être arrêté dans la rue car il porte une kippa: voilà ce que propose le RN.”

Après le séisme provoqué par le résultat des élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale, la vie politique française est en proie à des doutes existentiels. Les remparts qui s’élevaient autrefois face à l’extrême droite se brisent les uns après les autres. Un phénomène que la psychanalyste et psychologue Judith Cohen Solal et le documentariste et réalisateur Jonathan Hayoun connaissent bien. Avec Zemmour et nous (Bouquins 2022) et La main du diable. Comment l’extrême droite a voulu séduire les Juifs de France (Grasset, 2019), ils ont documenté et analysé cette lente progression des idées du Rassemblement national. Lucie Spindler les a rencontrés pour Tenou’a.

Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun © Lucie Spindler/Tenou’a 2024

Lucie Spindler : Vous avez analysé dans Zemmour et nous (Bouquins, 2022), la montée en puissance d’Éric Zemmour dans la vie politique française et la séduction qu’il exerce sur une partie de la communauté juive. Le 9 juin, la liste Reconquête a été plébiscitée par les Français vivant en Israël avec plus de 42% des voix, et notamment un score très élevé dans la circonscription de Tel Aviv avec plus de 46% des voix. Je précise qu’il y a eu plus de 92% d’abstention. Comment analysez-vous ces scores très élevés? 

Judith Cohen-Solal : Je pense que ce n’est pas si vertigineux si on prend en considération que seulement 8% des Français en Israël ont voté. Ceux qui ont voté sont les plus convaincus. Les autres sont plus lointains et certainement désabusés par les enjeux et la question de l’Europe. Ce vote pour Zemmour est sans doute partagé entre ceux qui ont fait leur alyah récemment et avaient déjà fait campagne ou voté pour lui et ceux qui, tentés par les thèses de l’extrême droite depuis longtemps, considèrent que son identité juive fournit un blanc-seing concernant la question de l’antisémitisme. 

Jonathan Hayoun : Ce n’est pas nouveau. Aux dernières élections présidentielles, le score de Reconquête au premier tour était aussi très important. Cela vient juste marquer une continuité. Cette continuité est renforcée par le fait qu’il se soit rendu lui-même en Israël après le 7 octobre. Depuis le 7 octobre, une des idées d’Éric Zemmour (qu’il défendait moins dans le passé) a eu grand succès: pour lui, Israël est le niveau émergé de l’iceberg de l’Occident, sous le feu de l’action des islamistes, c’est-à-dire de l’autre camp civilisationnel. Cette idée de faire partie d’un front commun occidental, qu’il faudrait défendre coûte que coûte Israël, est nouvelle dans le discours de Reconquête. C’est une nouveauté qu’il faut prendre en compte dans la manière de mener le combat contre eux. L’extrême droite, et particulièrement Reconquête, a pris un tournant avec le voyage d’Éric Zemmour dans le fait de se positionner comme les défenseurs des Juifs ici mais également en Israël, en faisant cause commune avec le pays. Zemmour s’est toujours tenu à distance de ce discours-là. C’est la première fois qu’il se rend en Israël. Il y va de manière politique, de manière intéressée, de manière calculatrice. Il n’a pas de liens forts avec l’État d’Israël. Lors de la guerre de 1973, ou lors de la précédente en 1967, il a toujours fustigé les Juifs qui allaient défendre Israël dans la rue, en disant qu’ils ouvraient la voie au communautarisme.

Lucie Spindler : Dans un autre livre, La main du diable (Grasset), écrit en 2019, vous analysiez la tentative de séduction qu’a opéré le FN, puis le RN sur les Juifs de France, notamment en surfant sur leurs inquiétudes, leurs angoisses face à la montée de l’antisémitisme. Cette tendance s’est-elle accrue après le 7 octobre? Le RN a-t-il instrumentalisé cette tragédie pour son propre agenda politique, sa communication?

Judith Cohen-Solal : Très certainement, puisque Marine Le Pen a été la première à utiliser le terme “pogrom” pour définir ce qui s’était passé le 7 octobre. Nous avons bien compris qu’elle avait sauté sur l’occasion. Elle cherche depuis un longtemps à expliquer que son parti est le meilleur rempart contre l’antisémitisme, ce slogan était déjà présent dans ses campagnes précédentes. Le RN est passé depuis le 7 octobre d’une stratégie de s’affirmer rempart contre l’antisémitisme à une stratégie de se présenter comme fer de lance de la lutte contre l’antisémitisme. Marine Le Pen a essayé de mettre en avant le fait que nous assistons à une lutte commune de l’Occident et que les Israéliens et les Juifs sont à l’avant-garde de ce qui arrivera ensuite aux autres partout – bien sûr en France. En utilisant elle même le mot “pogrom”, elle détourne l’Histoire de son parti et la dialectique entretenue par certains mots et certaines définitions. On est passé du “point de détail” pour qualifier la Shoah, à l’utilisation du mot “pogrom” pour parler du 7 octobre. Et cela sans revenir vraiment sur rien. 

Jonathan Hayoun : Pour moi, il n’y a rien de nouveau dans les éléments de langage de Marine Le Pen et du RN depuis le 7 octobre. Ce qui est surprenant, c’est le climat médiatique dans lequel il y a une réception de ce discours. Par exemple, le fait que des médias comme C-News, Europe 1 ou le JDD donnent un écho considérable aux propos du Rassemblement national et de Marine Le Pen. Le mot “pogrom” a été utilisé par beaucoup d’autres, pourquoi est-elle mise en avant dans le récit médiatique? Par ailleurs, selon moi, ce mot n’est pas du tout juste pour qualifier le 7 octobre. 
Donc je pense que le changement réside plutôt dans le contexte sociétal autour du RN: le comportement outrancier de LFI, l’organisation d’une marche contre l’antisémitisme où le RN n’est pas exclu … c’est le contexte autour du RN qui a changé, plus que le RN en lui-même. 
L’autre terme détourné par Marine Le Pen, c’est celui de “sioniste”. Elle dit: “Nous avons toujours été sionistes”. C’est complètement faux. Le RN est le parti qui a promu l’antisionisme dans les années soixante-dix, on l’oublie. 

Lucie Spindler : En novembre 2023, sur BFMTV, Jordan Bardella avait eu des difficultés à dire que Jean Marie Le Pen était antisémite (il est revenu sur ses propos plus tard dans un autre débat avec Valérie Hayer  le 2 mai, toujours sur BFMTV). Cette difficulté à qualifier Jean-Marie Le Pen d’antisémite est-elle révélatrice du sentiment dominant dans le parti? L’héritage profondément négationniste et antisémite de Jean-Marie Le Pen imprègne-t-il encore la majorité des cadres et des militants du RN? 

Judith Cohen-Solal :  Marine Le Pen n’a jamais dit que son père était antisémite ni négationniste. Elle a parlé de maladresse, de mauvaise communication. Quand elle organise le congrès qui transforme le Front national en Rassemblement national, elle dit dans son allocution qu’il n’y a rien à regretter, ni à avoir honte de rien. Au contraire, elle est fière d’inscrire son parti dans la continuité de ce qui a été fait jusque là. Quand elle parle avec ses adhérents, elle semble assez claire. Lorsqu’on voit les hésitations de Jordan Bardella à qualifier Jean-Marie Le Pen d’antisémite, il est évident qu’on assiste à une impossibilité de s’attaquer à la figure de ce parti, donc à ce qui serait antisémite. La dédiabolisation concerne l’image du Front national. Il ne s’agit pas de faire de la lutte contre l’antisémitisme, de la sensibilisation à l’antisémitisme au sein du parti. Quand il y a eu la manifestation contre l’antisémitisme en novembre dernier à Paris, Marine Le Pen et les députés du Rassemblement national étaient présents mais il n’y avait pas d’adhérents, de militants derrière eux. Ils ne se sont pas déplacés. Ce n’est quand même pas un hasard. 
Cette main tendue aux Juifs réside dans le discours, s’inscrit dans l’imaginaire mais s’arrête au réel. Je crois qu’il y a une espèce de jeu de dupes, ancré dans des discours qui entretiennent des fantasmes. Marine Le Pen dit aux Juifs ce qu’ils ont envie d’entendre. Mais il n’y a pas de passage à l’acte, ce ne sont que des déclarations. Nous l’avons vu quand on a rencontré Louis Aliot (maire RN de Perpignan) pour l’écriture de notre livre. On a assisté à une espèce d’opération de communication. À partir du moment où on lui a parlé du port de la kippa ou de l’abattage rituel, la discussion s’est tendue. Il nous a répondu: “Il va falloir que vous fassiez un effort, on ne peut pas accorder aux uns ce qu’on refuse aux autres”. Il s’est soudain adressé à nous comme des Juifs uniquement. Par ailleurs, doit-on prendre en compte le fait que le retour au bercail de Marion Le Pen s’accompagne de l’éjection du Juif Zemmour?

Jonathan Hayoun : Ce que je trouve déroutant, c’est de voir des Juifs défendre cette position du RN sur le port de la kippa notamment. Actuellement, je pense qu’il existe une peur immense chez les Juifs, un grand sentiment d’insécurité. Cette peur est en réalité aussi une peur de l’extrême droite, mais qu’ils ne veulent pas voir. Les Juifs de France vivent dans un pays où l’extrême droite est le premier parti en termes de nombre d’électeurs. C’est donc rassurant de se dire que ce parti n’est pas si dangereux. Et l’extrême droite, de son côté, a bien compris que, pour accéder au pouvoir, il fallait arrêter de dire du mal des Juifs. Mais en réalité, toute leur conception de la société est une recherche de l’homogénéisation. Une minorité, tant qu’elle fait profil bas, est acceptable pour eux. Le profil bas passe par le fait d’enlever la kippa dans la rue, de renoncer à l’abattage rituel… Certains Juifs, par peur, y sont prêts. C’est extrêmement triste. Des siècles de combat ont permis de porter la kippa dans la rue. Un Juif pourrait être arrêté dans la rue car il porte une kippa: voilà ce que propose le Rassemblement national. La symbolique est forte. 
Après son passage sur BFMTV en novembre, s’il n’y avait pas eu de scandale, Jordan Bardella ne serait pas revenu sur ses propos. Il est revenu sur ses propos car il fallait à nouveau faire bonne figure. Il a donné en première instance le fond de sa pensée. Jordan Bardella a choisi de s’investir dans le Rassemblement national car Jean-Marie Le Pen en a été le président. Sa première fonction a été d’être l’attaché parlementaire de Jean-François Jalkh, un des plus proches de Jean-Marie Le Pen qui a tenu des propos négationnistes et pétainistes. Il a choisi de s’inscrire dans cette histoire. 

Judith Cohen-Solal : Pendant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, Marine Le Pen a laissé les rênes de son parti à Jean-François Jalkh. C’est une symbolique très forte.

Lucie Spindler : On assiste depuis dimanche soir à une recomposition inédite dans l’histoire politique française. Le chef des Républicains, Éric Ciotti, a annoncé lundi midi qu’il souhaitait faire des alliances locales avec le RN. C’est une trahison de l’histoire gaulliste, mais aussi des digues élevées par la droite de Simone Veil, de Jacques Chirac?

Jonathan Hayoun : On s’est interrogés sur la stratégie de séduction de l’extrême droite envers les Juifs en s’intéressant au phénomène parallèle concernant le gaullisme. S’afficher comme défenseur des Juifs et dire que De Gaulle n’est plus leur adversaire, ce sont les deux stratégies les plus importantes pour le RN. Le fait que le président des Républicains accepte une alliance est une victoire considérable pour le RN. Ceux qui, à droite, vont dans les bras de l’extrême droite, trahissent le combat du gaullisme. Les deux verrous auraient pu sauter en même temps. Mais la réaction de la droite républicaine face au choix d’Éric Ciotti est à la hauteur de l’événement. Ils ont su monter au créneau contre Éric Ciotti. C’est rassurant qu’il existe encore une droite gaulliste dans notre pays.

Lucie Spindler : Pensez-vous que les fractures, notamment entre LFI et le PS sur la question de l’antisémitisme, ont profondément entaché le lien des électeurs juifs à la gauche? Ce lien va-t-il pouvoir se renouer?

Judith Cohen – Solal : Je pense que si le PS participe à une nouvelle forme de Nupes, les Juifs risquent bien de s’en éloigner. Ils me semblent qu’une partie des Juifs de gauche se sont tournés vers Raphaël Glucksmann car il a été clair sur les questions d’antisémitisme. Il y a quelque chose qui a été entendu chez les Juifs. On voit bien que certains points concernant Israël, la définition du massacre du 7 octobre et la lutte contre l’antisémitisme, ont été travaillés. Mais le maintien de certains candidats et d’autres points qui manquent de clarté laissent un goût amer. La position de Jérôme Guedj et d’autres qui se maintiennent dans une liste socialiste mais hors de l’accord avec LFI est bien sûr remarquée et saluée. 

Jonathan Hayoun : Il y a une grande, une belle histoire des Juifs et de la gauche en France. Bien qu’il existe un désamour, un divorce en ce moment, cette histoire pourra se renouer. L’extrême droite est à la recherche d’un électorat juif et se positionne dans le combat contre l’antisémitisme. Cette stratégie de séduction n’existe pas à gauche aujourd’hui. Il suffit qu’elle se ranime pour tout relancer. Je n’ai aucune inquiétude là-dessus et ce sera le cas, je crois, dans les prochaines années. Le fait que l’alliance de gauche, quoi qu’on en pense, se fasse autour du terme Front populaire, cela vient rappeler l’histoire des Juifs et de la gauche. Cela vient rappeler la figure de Léon Blum, qui a été l’homme politique le plus victime d’antisémitisme. Cette histoire-là ne sera jamais rompue. Il y a juste des périodes, comme c’est le cas en ce moment avec LFI, où cet amour est en danger. Les Juifs se sentent fébriles – et c’est donc pour cela qu’ils vont voir ailleurs. Je pense que beaucoup n’osent pas dire qu’ils attendent beaucoup de la gauche et ont été déçus. Il suffirait qu’un leader soit d’une grande clarté là-dessus pour que beaucoup renouent avec cette couleur politique. 

Jonathan Hayoun est le réalisateur du documentaire Histoire de l’antisémitisme (co-auteur avec Judith Cohen Solal), disponible sur Arte et que Tenou’a vous recommande chaleureusement.