Mario Stasi: “Contre le racisme et l’antisémitisme, je ne connais pas d’autre logiciel que l’éducation et l’information” 

Tenou’a a rencontré le président de la Licra pour évoquer la hausse du vote d’extrême droite en France.

Mario Stasi © Delphine Auffret/Tenou’a

Delphine Auffret Nous votons dimanche aux élections européennes. Les sondages annoncent le Rassemblement National à 30%. Comment se positionne la Licra?  

Mario Stasi Je suis président de la Licra depuis 2017, je considère l’engagement associatif comme un engagement politique. Ça fait 45 ans qu’on se place au niveau de la morale: on multiplie les manifestations, les marches, les conférences, les colloques, les discours, les pétitions et les tribunes. Il serait temps que nos législateurs passent des paroles aux actes. Quelques modifications législatives existent mais lorsqu’on pense par exemple que les délits racistes sont intégrés dans la loi de 1881 de liberté de la presse et de protection des journalistes, c’est une aberration de continuer à traiter le délinquant raciste et antisémite extrémiste haineux comme un journaliste qui aurait dérapé. On doit prendre la mesure que la parole extrême, la parole haineuse, fracture le pacte social. On doit prendre conscience que les mots sont des “fusils chargés”, comme le disait Badinter. Ce sont toujours les mêmes questions: quelles obligations de formation je dois mettre en place auprès des plus jeunes? Comment lutter contre le communautarisme tout en faisant en sorte que les communautés coexistent? Comment créer des espaces, au plan local, non pas de vivre-ensemble mais de construction autour de projets culturels ou sportifs dès le plus jeune âge? Il n’y a en France que six plans locaux contre le racisme et l’antisémitisme, c’est-à-dire que six communes partie prenantes. J’évoque tout cela lorsque vous me parlez du Rassemblement national car sa présence est liée au fait de ne pas avoir su créer un terreau commun, une construction commune, de n’avoir pas vu en l’autre la richesse de sa diversité et d’avoir créé un climat où l’indifférence puis la méfiance deviennent les lieux des antagonismes, des raidissements, des replis identitaires de part et d’autre. Il est beaucoup plus facile de se replier vers un populisme et des idées radicales que de construire des projets en commun autour de valeurs républicaines. Je crois qu’on a manqué énormément d’ambition et qu’on s’en est tenus à la dénonciation et pas assez aux programmes politiques. 

DA En face du Front national puis du Rassemblement national, la politique de la Licra a longtemps été la diabolisation. Les résultats des dernières élections et les sondages concernant les prochaines ne marquent-elles pas une forme d’échec de cette stratégie? 

MS La stratégie de la Licra a été la dénonciation, par les procès. La Licra a été longtemps connue par les plaintes qu’elle déposait par l’intermédiaire de ses illustres avocats. Ils ont défendu des causes et aussi fait avancer la législation. Aujourd’hui, la Licra, ce sont des milliers de bénévoles dont les principales activités sont des travaux à moyen et long termes, dans les lycées, collèges, écoles primaires et, maintenant, la formation dans les écoles de police et de gendarmerie, les clubs de foot professionnels et amateurs. La Licra mène un vrai travail de partenariat sur le temps long avec tout ce qui est vivant dans la société pour créer des citoyens. On fait un travail de dingues pour que les collectivités publiques ou la société civile, comprennent que le racisme, l’antisémitisme, la montée du fait religieux, la xénophobie et les mouvements extrémistes touchent tout le monde. Nous sommes donc très loin de la simple dénonciation. En termes de communication, on n’est pas du tout dans la posture morale et éthique. En revanche, tout ce qui est hors la loi, on le dénonce.  

DA Pourtant, il s’agit toujours à la Licra de parler à tous les candidats, sauf à Marine Le Pen. On se souvient d’ailleurs des spots de pub de la Licra où la même Marine Le Pen se démaquillait jusqu’au moment où elle prenait le visage de son père, etc. Tout ça, c’est terminé ? 

MS Aujourd’hui, nos combats ne sont plus uniquement de cet acabit. Cela dit, autour de Marine Le Pen, il ne faut pas oublier que gravite toujours Frédéric Chatillon, que le GUD existe toujours, qu’ils n’ont jamais renié leur passé, que la xénophobie et la préférence nationale existent toujours et sont le terreau commun de tous ces mouvements populistes extrémistes, partout en Europe. Les pays dans lesquels les mouvements d’extrême droite sont au pouvoir ou soutiennent le gouvernement, plus les pays dans lesquels les mêmes mouvements sont en tête ou en deuxième position dans les intentions de vote, représentent quatre pays européens sur cinq. Donc la dénonciation de ce qu’il y a encore de violent et d’extrême dans les idées autour de Marine Le Pen est indispensable mais non suffisante. 

DA Les partenariats avec la Fédération française de foot, avec les écoles de police ne durent-ils pas depuis des années ? 

MS Ça a été décuplé mais il y a urgence. Dans les clubs de foot et les centres de formation, il y a parfois une juxtaposition d’extrémismes: un repli identitaire de joueurs de certaines couleurs, à côté d’un repli identitaire d’une certaine religion, à côté des skinheads. Tout ce monde devant apprendre à vivre ensemble en arrivant dans un centre de formation sans avoir eu le B-A BA de ce qui fait une construction commune. Ça dessert l’esprit collectif et donc la performance de l’équipe. Et les présidents de clubs sont pragmatiques. Par ailleurs, nous sommes le bras séculier, le partenaire d’une politique plus ou moins ambitieuse. On fait avec nos petits bras. 

DA Même si le dispositif est décuplé, ce qui a largement décuplé aussi ce sont les actes antisémites en hausse de 1000% depuis le 7 octobre. Y a-t-il vraiment un changement de logiciel du côté de la Licra? 

MS Il y a un changement de de logiciel et des combats qu’on mène. Par exemple, nous avons été les premiers à mener les combats sur la régulation des réseaux sociaux il y a 8 ans maintenant. Le vrai problème, c’est que les décisions politiques qui viseraient à faire que ces réseaux soient moins un déversoir de violence et de haine ne sont pas en adéquation avec la vitesse avec laquelle prolifèrent aujourd’hui les propos, les actes violents, antisémites, xénophobes. Cette problématique de temporalité fait que les minorités les plus violentes ont un coup d’avance sur la majorité – certes essentiellement silencieuse, mais la majorité encore – qui cherche à réguler l’espace. Confrontés à ça, nous développons des programmes de prévention de la radicalisation, du racisme, de l’antisémitisme, nous intervenons de plus en plus et partout. On ne peut plus mettre la poussière sous le tapis mais je ne connais pas d’autre logiciel que l’éducation et la formation. Quand on arrive devant un tribunal, c’est déjà un demi-échec. À la Licra, la médiation tient une place de plus en plus grande dans la gestion du racisme et de l’antisémitisme du quotidien. Dans nos sections locales, on essaie de réunir l’auteur et la victime pour créer de la médiation. Ça, c’est complètement nouveau. 

DA La Licra, historiquement et au vu de la baisse générale d’une forme classique de militantisme, ne devrait-elle pas justement se concentrer sur le lobbying? 

MS Il y a quelques mois, nous avons justement recréé l’intergroupe parlementaire Jean Pierre-Bloch où nous travaillons avec une quarantaine de députés et de sénateurs. Nous travaillons sur des propositions de loi, voire des textes à communiquer pour qu’ils deviennent des projets de loi. Lois dont le but est, notamment de faire du délinquant raciste un délinquant ordinaire et pas un délinquant d’exception. Je milite énormément pour une grande cause nationale qui ne soit pas une pétition mais un agenda programmatique, un agenda financier sur plusieurs années, et pour qu’on investisse réellement les lieux de transmission, de savoir, de formation et d’éducation pour recréer un corpus républicain; un vrai plan français, voire européen. Donc du lobbying, c’est très important, mais encore faut-il avoir des élus, des partenaires. Les choses bougent de ce côté. Les politiques ont compris que, de toute façon, ils allaient être débordés s’ils ne s’attaquaient pas aux vrais problèmes, que les solutions simplistes allaient s’imposer aux citoyens qui en ont assez. 

DA Je ne sais pas si le vote juif existe mais le “non-vote” juif vers le RN, lui, n’était pas un mythe. Dans ce domaine là aussi, nous vivons un moment de bascule. Qu’est-ce que la Licra à dire aux Juifs de France qui s’apprêtent à voter RN? 

MS La Licra s’adresse à tous les citoyens qui s’apprêtent à voter RN, elle ne s’adresse pas simplement aux Juifs de France. Je ne dissèque pas les votes. Je parle à tout citoyen qui s’apprête à voter RN et pas uniquement de l’aspect économique catastrophique, des volte-face et du fait que ce parti pourrait devenir un blocage dans la construction européenne qui représente la liberté d’expression, la convention européenne des droits de l’Homme et ce qui fait qu’on arrive à construire un espace collectif commun. L’incertitude extrémiste que représente ce parti me fait craindre le pire dans la démolition de ce que nous avons tenté imparfaitement de construire et que nous devons continuer à construire.  
Ce que je peux dire aux Juifs, c’est qu’aujourd’hui, le RN se sert du Juif et fait du Musulman un bouc-émissaire. C’est une autre forme de xénophobie et un Juif éclairé doit savoir que ce parti est toujours aussi xénophobe qu’avant. Je n’approuve pas les ralliements des uns et des autres: Serge Klarsfeld, je suis en désaccord total quand il va chez Louis Alliot mais donner des bons et des mauvais points, ce n’est pas suffisant, ni dans un sens ni dans l’autre. On en revient à l’éducation: faire comprendre que, quand on s’attaque à un Juif, à une femme, à un gay, c’est à toute l’humanité qu’on s’attaque. Ça doit être répété.