Nous avons pensé qu’il était nécessaire d’interviewer Eva Illouz pour trois raisons : pour ce que cet événement dit de la situation actuelle en Israël, pour faire connaître cette situation aux Juifs de la diaspora française et pour donner à comprendre le déchirement que vivent les démocrates israéliens depuis le retour de Nétanyahou en novembre 2022.
Ces derniers se heurtent aujourd’hui à un mur de surdité d’une grande partie de la communauté juive et de ses institutions : on peut comprendre cette incapacité à cerner la situation israélienne et à critiquer le gouvernement israélien au nom de la solidarité avec Israël, mais on ne peut plus ignorer dans quelle mesure une partie importante des citoyens Israéliens se bat pour sa liberté politique. Nous avons tout à craindre du processus d’autodestruction engagé depuis quelques années par Nétanyahou et ses alliés en Israël et dans le monde. Il faut pouvoir être à la fois attaché à Israël et dénoncer de manière radicale le dévoiement du projet sioniste démocratique qui met en danger l’avenir d’Israël et la vie du judaïsme en général.
Quelques points factuels sur le contexte actuel :
Nous assistons actuellement à une neutralisation du système judiciaire israélien et de l’indépendance de la Cour suprême dans le cadre des efforts du gouvernement pour détruire tous les contre‐pouvoirs démocratiques.
Nous assistons à une évidente politisation de la fonction publique : elle doit être inféodée au pouvoir politique et lui déclarer « fidélité ».
Nous assistons à une modification des règles électorales, à une prise de contrôle de l’audiovisuel public et des médias, à une atteinte à la liberté académique, à une mainmise sur le savoir, la recherche et la culture.
Tout cela se produit alors que ce gouvernement a réussi à prendre le contrôle total de la police, la transformant en une milice policière, subordonnée à un ministre d’extrême-droite messianique, qui tente en ce moment‐même de prendre le contrôle politique du Shin Bet, les services de sécurité généraux, en faisant limoger son chef – Ronen Bar – et la procureure générale d’Israël : Gali Baharav‐Myara.
J’ai listé ici quelques points qui me paraissent essentiels mais qui ne sont pas du tout, hélas, exhaustifs.
Raphael Zagury‐Orly

Raphael Zagury-Orly – Vous avez été sélectionnée pour recevoir ce qui est probablement le Prix le plus prestigieux que donne l’État d’Israël aux chercheurs, intellectuels, scientifiques de tous bords une fois tous les quatre ans, par discipline.
Or, ce prix qui vous a été accordé a été bloqué par l’intervention du ministre de l’Éducation, Yoav Kisch, en d’autres mots, du gouvernement, au prétexte que vous avez signé en 2021 une pétition appelant la Cour Internationale de la Haye à enquêter sur des crimes de guerre commis par Israël et que vous seriez, par conséquent, hostile à ce pays. Je crois pourtant qu’il vous est très cher et que vous l’avez défendu becs et ongles depuis le 7 octobre, tout en émettant de nombreuses critiques sur le gouvernement. Que vous inspire cette décision ?
Eva Illouz – Oui Israël en tant que fait historique et en tant qu’idée m’est cher. J’ai défendu le droit d’Israël à exister, contre ceux qui prônaient sa disparition. J’ai défendu le droit d’Israël à une riposte à l’invasion terrestre de son territoire et au massacre de ses civils, j’ai invoqué son droit de se débarrasser du Hamas. Je n’ai évidemment jamais défendu la destruction totale de Gaza ni la guerre sans fin. Dans le cas que vous évoquez, il y a une ingérence grossière du politique dans une décision scientifique. Une ingérence maccarthyste. Je pèse mes mots. Il y a mépris pour la séparation de la science et des opinions. On ne récompense que ceux qui sont d’accord avec nous. On veut nuire, ostraciser ceux qui sont du camp adverse. Quand le mathématicien Israël John Aumann a reçu le prix Nobel, beaucoup de gens ont appelé à ne pas lui donner le prix à cause de ses opinions d’extrême-droite sur la question du Grand Israël. J’ai défendu publiquement son droit à recevoir le prix. Malgré les nombreux appels à ne pas le lui décerner, on le lui a attribué pour son travail en économie. J’en ai été heureuse. La séparation entre la science et le politique est un principe fondamental. Le scandale du prix Israël dont je suis l’objet, l’ingérence brutale du politique, c’est une pierre en moins dans l’édifice démocratique qui est déjà en train de s’effondrer. On sait que les régimes autoritaires s’attaquent en priorité à deux choses : le système judiciaire et les universitaires, les intellectuels et les artistes. On sait que Nétanyahou et son gouvernement s’attaquent de manière méthodique au système judiciaire depuis plusieurs années. Des réformes dramatiques sont en cours, entre autres sur le processus de sélection des juges, qui annihilent la séparation des pouvoirs. Ils s’attaquent aussi aux universités. J’en suis un triste exemple. C’est un combat sur l’âme d’Israël, sa nature, son futur. L’analogie avec les États‐Unis de 1960 n’est pas complètement absurde. Bien qu’il s’agisse de deux visions politiques et sociales radicalement différentes.
Raphael Zagury-Orly – Que dit cette décision de la mainmise du gouvernement actuel sur l’État, sur ses institutions et sur le fonctionnement de ces institutions ?
Eva Illouz – Qu’il s’agit d’une mainmise, comme vous le dites. Ils excluent ceux qui ne marchent pas dans le droit fil de leurs idées politiques. Mais ils sont de plus en plus détestés par l’opinion publique. Le 8 avril 2025, le ministre Kish s’est rendu à une grande conférence de jeunes scientifiques « de l’avenir » à Jérusalem et s’est fait huer par la foule de jeunes étudiants. On entend les cris de « Zéro », « Tu n’es qu’un zéro ». L’extrême-droite s’acharne à envahir tous les interstices du pouvoir mais est de plus en plus haïe. Israël vit une crise morale grave. Depuis le 7 octobre, certains Israéliens sont dans un état d’hyper-défense qui les mène à voir des ennemis partout, à diaboliser l’autre, même lorsqu’il s’agit de citoyens arabes israéliens. Un peu comme les Américains qui avaient diabolisé les Japonais après Pearl Harbor. Le signe d’un régime autoritaire, c’est de désigner ses propres citoyens comme ennemis et c’est ce qui se passe aujourd’hui. C’est la défaite radicale du projet sioniste.
Raphael Zagury-Orly – À propos de la décision vous concernant, que dit‐elle de la possibilité du débat démocratique en Israël et en dehors ?
Eva Illouz –Les Juifs de France sont une petite communauté qui ne représente pas tout à fait 0,7% de la population totale. De ce fait, la communauté juive de France pense souvent à Israël en termes protecteurs : Israël nous protège et nous protégeons Israël. C’est ainsi qu’une bonne partie de la communauté juive américaine pense également. Mais quand on est franco‐israélienne comme moi, quand on appartient et à la majorité en Israël et à la minorité ici en France, on comprend que les choses ne fonctionnent pas de la même manière dans les deux pays. En Israël, les Juifs sont une majorité qui exerce un pouvoir abusif et brutal sur les Palestiniens et, de plus en plus, sur les Israéliens eux‐mêmes, même si j’ai conscience qu’il y a une histoire et une complexité historique à cette situation. Mais on ne peut plus arguer de cela devant un régime anti‐démocratique. Israël est dans les mains d’idéologues messianistes qui remettent complètement en question l’héritage sioniste socialiste et démocratique, qui renient complètement son esprit, ses principes et ses valeurs. Quand les Juifs de la diaspora voient dans Israël et son gouvernement actuel comme un héritage du sionisme des fondateurs, ils font une « erreur à la Wittgenstein » : ils croient que le même mot désigne une même réalité. Or, on ne parle pas du tout du même Israël. Il s’agit d’un pays qui a profondément changé d’ADN, pour utiliser une métaphore que je n’aime pas. Moi, je me bats pour la possibilité qui a été formulée au départ de créer un pays pour les Juifs, démocratique, mais force est de constater qu’il existe aujourd’hui des forces complètement étrangères à cette vision, celle des forces messianistes qui veulent introduire la puissance et le troisième temple dans le champ politique. La question que cela pose est : quel est l’avenir du sionisme ? Défendre Israël et son existence quelles que soient son orientation et sa nature ? Ou exiger que notre loyauté soit conditionnée par un régime démocratique ? C’est une crise nouvelle. Pour beaucoup d’Israéliens qui font des sacrifices énormes, plus qu’aucun citoyen dans les sociétés démocratiques, le pays ne sera plus vivable s’il devient anti‐démocratique et autoritaire. Or tout ceci, tous ces dilemmes ne sont pas aussi clairement formulés pour les Juifs qui se vivent comme une minorité dans les pays où ils vivent. Cela est dû à la différence de position entre majorité et minorité. Les Juifs minoritaires projettent sur Israël leurs propres peurs – c’est normal – et le gouvernement actuel utilise et instrumentalise ces peurs. Mais il faut comprendre qu’il faut avoir deux cadres de référence différents, que la politique des Juifs et la politique d’Israël sont désormais radicalement différentes.
Raphael Zagury-Orly – Vous posez la question du déchirement que vivent tous les démocrates israéliens attachés à un certain sionisme face à l’emprise autocrate, nationaliste et expansionniste et de plus en plus répressive des libertés en Israël.
Eva Illouz – Le déchirement se situe entre la position communautariste de l’intellectuelle qui défend une communauté concrète et la position universaliste, qui, comme moi, se trouve placée dans une communauté mais défend aussi et avant tout les droits des êtres humains et des valeurs démocratiques où qu’ils soient. J’abhorre l’antisémitisme et je défends les droits des Palestiniens. Je n’y vois aucune contradiction. Mais beaucoup vivent cela comme un déchirement. C’est le déchirement, je crois, que beaucoup d’Arabes musulmans vivent en France, lorsqu’ils voient leur pays d’origine mal se comporter, mais qui craignent de le dire publiquement parce que cela remettrait en question leur attachement à leur communauté qui se sent déjà rejetée. C’est le dilemme des intellectuels qui vivent entre plusieurs communautés d’appartenance, qui sont minoritaires dans une démocratie et qui s’identifient par affection et loyauté à un pays qui ne pratique pas les valeurs et les institutions dont ils jouissent. Certains préfèrent la loyauté à la communauté. D’autres les valeurs universelles. C’est la même question qui se pose pour les Juifs et pour les Musulmans.
Le défi n’est plus de dire « la vérité au pouvoir ». Aujourd’hui, j’ai l’impression que ce discours « parrhétique » est celui qui nous fait dire des vérités à des communautés qui sont elles‐mêmes en situation précaire. Un Musulman français qui se sent discriminé en France n’a pas envie de s’entendre dire que le régime algérien est autoritaire. L’intellectuel juif – ce que je suis – est dans la même position : dire des vérités difficiles à entendre – et je comprends pourquoi : les communautés juives dans le monde, et l’État d’Israël, vivent dans un état d’hyper-défensivité. Nous avons été victimes d’un antisémitisme d’une grande violence après le 7 octobre, d’où un certain repli communautaire naturel. Mais une grande partie de la communauté juive française demeure aveugle aux exactions du gouvernement israélien. Elle est cernée d’un côté par l’extrême-droite et de l’autre par l’extrême gauche. En tant qu’universitaires dont le salaire est garanti, nous avons un privilège immense : celui de dénoncer ces exigences de loyautés qui paralysent la pensée.
Raphael Zagury-Orly – Ce que l’on appelle le « camp libéral » en Israël a été lâché par la gauche européenne. Il n’y a aucune solidarité démocratique – à l’exception du parti politique Place publique qui a fait récemment un communiqué soutenant les manifestants anti‐gouvernementaux en Israël… Quelles en sont les conséquences, les effets politiques selon vous ?
Eva Illouz – Clairement : le gouvernement israélien et certains membres de la communauté juive croient que les ennemis de leurs ennemis sont leurs amis, alors qu’il existe trois groupes différents d’ennemis : les frères musulmans/l’Iran ; l’extrême-gauche ; l’extrême-droite. S’allier à l’extrême-droite ne règlera pas les problèmes des Israéliens ou des Juifs. Cette alliance est tragique parce que c’est un aveuglement qui vient d’une détresse. Il faut chercher des alliés ailleurs. Chez les Arabes musulmans modérés et démocrates par exemple. En France comme en Israël, c’est là que nous devons construire nos alliances. Je le dis de façon obstinée depuis plus d’un an et demi.
Franz Fanon avait dit, en s’adressant à la communauté noire : « Quand on parle du Juif, dressez l’oreille, on parle de vous. » J’ai envie de dire aux Juifs : « Quand l’extrême-droite parle des Musulmans, dressez l’oreille, on parle de vous ».